[Chez Adorján] Ivory & Ebony

D’après ce qu’on savait de Wolfgang - qu’il était le gérant et le DJ principal de la Pandora’s Box sur l’esplanade de Spearton - on aurait pu croire qu’il était plus habile avec des fréquences virtuelles qu’avec un instrument de musique traditionnel. Rien n’aurait été moins vrai, et il avait eu l’occasion de voir à quel point c’était un cliché et que nombre de compositeurs de musique électronique venaient d’un monde plus… organique. Il avait appris le piano en premier, à un moment où sa vie n’était pas spécialement facile, et avait gardé un amour de cet instrument jusqu’à sa vie adulte. Et autant il aimait jouer en solo, autant il se prenait parfois à vouloir un compagnon ou deux.

Cela faisait des années maintenant qu’il connaissait Adorján, avec qui il jouait régulièrement. Ils se voyaient le temps d’une après-midi, généralement, quand Wolfy arrivait à se lever avant 20h, ce qui fut le cas ce jour-là. Bien sûr, il n’allait pas traîner son piano avec lui (même s’il était fort probable qu’il puisse en faire fabriquer un en orichalque qui puisse avoir des propriétés magiques mais hé, ce serait tout de même un gros gâchis de matière première pour un résultat pas forcément au rendez-vous), et se rendit donc chez Ján avec seulement ses partitions favorites et aussi celles qu’il devait travailler. Ils verraient ensemble ce qu’ils joueraient, ou même s’ils étaient d’humeur à sortir les partitions tout court. Il arrivait souvent que ça finisse en improvisation totale. L’important n’était de toute façon pas ce qu’ils jouaient.

Wolfgang frappa à la porte d’Adorján avec un grand sourire : il était aussi passé chercher des pâtisseries sur la route, et espérait que ça allait faire plaisir à son ami. Et puis, il était bientôt 16h, c’était l’heure du goûter, non ?

Adorján était d’humeur taquine aujourd’hui, ce qui n’était pas pour déplaire à Wolfgang. Ce dernier rit de bon cœur à la vanne pourtant faite et refaite d’Adorján. On oublie trop souvent que la personne faisant la blague est presque plus importante que la blague en elle-même.

— Je ne suis ni vampire ni loup-garou tu sais !

À peine eut-il le temps de dire cela et d’entrer que Bilbo et Thorin lui sautèrent dessus. Bon, heureusement, pas littéralement, sinon le gros leonberg aurait tôt fait de le mettre à terre aussi sûrement que si le chien était un héraut lui-même. Vraiment, avec ses deux boules de poil, Adorján était mieux armé que certains sur l’île…

Wolfy prenait ça pour un compliment, et gratouilla les deux bébous tolkiennesques en prenant bien soin de garder son sac de pâtisseries hors de leur portée. Dès qu’il le put, il le posa même sur la première table qu’il vit.

— J’ai amené le goûter et je me disais qu’on pouvait jouer au passage. Si t’as rien de mieux à faire, bien sûr.

C’est vrai que Wolfgang n’avait pas prévenu. Il ignorait si c’était parce qu’il avait vécu plus longtemps sur Spear Island que dans son Allemagne natale, et qu’ici bien peu de monde fermait sa porte à clé ou fronçait les sourcils quand on passait à l’improviste. Dans tous les cas, si Wolfy tombait mal, ce n’était pas grave. Il trouverait bien à s’occuper avant l’ouverture du Pandora, dont la gestion lui prenait déjà suffisamment de temps. Ses petites improvisations avec Adorján lui permettaient de couper un peu avec le boulot, et de revenir à de la musique plus… naturelle, quoi que ça veuille dire. Il mixait et composait de l’electro avec le cœur, ce qui pouvait étonner les néophytes, mais il avait aussi besoin d’un petit ressource aux sources. Bien accompagné, c’était d’autant plus agréable.

— Je savais plus ce que tu préférais alors j’ai pris un assortiment de donuts. J’espère que t’es pas au régime !

Il pouvait parler, la grande asperge ! Lui pouvait bien bouffer ce qu’il voulait, il ne prendrait pas un gramme - il avait eu peur du virage des trente ans, mais son métabolisme n’avait pas changé. Pour le reste… Il venait aussi de se souvenir que ramener de la bouffe n’était pas toujours un move intelligent. Ce que les relations étaient compliquées parfois !

— Enfin du coup quoi de neuf chez toi ? Ça fait un moment que j’étais pas venu… J’avais pas mal de choses à préparer avec l’été qui arrive.

Même sans marmots, cette maison était bien agitée avec les deux boules de poils d’Adorján, Wolfgang l’aurait presque oublié. Ce dernier dut donner un peu de voix pour que Bilbo et Thorin ne le laissent un peu en paix, le corgi étant légèrement plus lent à la détente. Ou plus insolent, au choix.

Apparemment, Wolfgang ne dérangeait pas Adorján le moins du monde en débarquant chez lui, sorti de nulle part avec des donuts. Cela lui colla sur le visage un immense sourire, alors qu’il posait ses offrandes sur la table.

— Ah bah c’est parfait si je tombe à pic !

Et c’était tant mieux aussi que son ami ne soit pas exactement au régime. Oh, il n’était pas gros non plus, disons juste… confortable ? Wolfy avait beau bouffer, il avait une morphologie de phasme et le métabolisme qui allait avec. Il avait fait attention au tournant de ses trente ans, mais il était quasiment sûr désormais que ça ne changerait pas. Il n’en pensait pas grand-chose, sauf quand il devait se dévêtir. Et non, Adorján n’était pas ce genre de pote.

— Vide ? Heureusement qu’il y a les deux tornades quand même !

Wolfy désignait les chiens, et se doutait que ces derniers savaient très bien qu’on parlait d’eux.

— Oh bah le Pandora ça va ! Je vais commencer à voir pour faire quelques travaux d’entretien, le truc habituel. Changer le mobilier usé, donner une impression de neuf, ce genre de choses.

Il avait vu trop d’établissements s’enfoncer dans la poussière et perdre leur clientèle par simple manque d’investissement. Il ne comptait pas se reposer sur ses lauriers, lui, car les affaires marchaient plutôt bien.

— Je suis rarement débordé, en vrai. Là je suis juste réveillé tôt.

Et oui, pour lui, c’était un peu le petit-déjeuner qu’il venait prendre chez son ami. Il avait simplement opté pour des donuts à la place des viennoiseries.

— Un café s’il-te-plaît, noir comme mon âme.

Il se demandait si Adorján allait saisir la perche tendue, ce qui lui ferait beaucoup rire. En réalité, il se fichait bien de la manière dont il buvait son café, tout lui allait.

En bon patron (il l'espérait), Wolfgang avait en effet prévu de faire quelques menus travaux de décoration dans les prochaines semaines. Il n'y avait rien d'urgent là-dedans, mais Wolfy aimait que les choses soient carrées et prévues à l'avance. Il avait repéré quelques meubles qui s'étaient abîmés avec le temps et l'usage, et il préférait renouveler tout ça avant que sa boîte n'ait l'air d'un dépotoir.

- Surtout un rafraîchissement, mais je ne vois pas non plus l'intérêt de garder le même look ad vitam aeternam. Je regarde un peu ce qui se fait en ce moment, pour l'inspiration, donc oui, je pense que la déco va changer. Pas de beaucoup, pour pas trop choquer la clientèle non plus, mais peut-être des fauteuils différents, ou un nouveau code couleur, je sais pas.

Peut-être partir sur du violet et du turquoise en plus des éternels noirs et blancs serait une bonne idée. Il y songea rapidement, avant de revenir sur Adorjan qui lui servait son café.

- Ahah oui s'il-te-plaît !

La perche tendue avait été saisie avec brio, comme il s'y était attendu. Wolfgang aimait tout particulière sa déesse tutélaire parce que si elle faisait peur, la Nuit n'était pas non plus intrinsèquement mauvaise. Et donc, elle n'avait pas l'air de lui en vouloir d'être une adorable cutiepie. Au moins Adorjan n'avait pas ce genre de souci.

Et voilà qu'il avait rencontré quelqu'un ! Wolfgang s'avança sur la table avec un grand sourire, avide d'en savoir plus.

- Alors, alors ? Oui y a des hérauts sur l'île mais est-ce que tu vas te trouver quelqu'un ? Il est mignon ?

Bon, Wolfy espérait seulement que ce héraut-là n'était pas un confiseur avec un corbeau bavard pour compagnon, parce que les choses risquaient d'être un poil compliquées. Mais comme l'avait dit Adorjan, il y a du passage sur cette île.

- Hé, change pas de sujet avec Twilight ! Même si ça m'aurait fait marrer que tu t'esclaffes en plein cours. Les pauvres, oui, estime-toi heureux qu'ils lisent déjà.

Après, étudier Twilight... Y avait pas grand-chose à étudier, si ce n'est les biais politiques et philosophiques de sa mormone d'autrice.

- Bon sinon du coup, tu vas pécho ?

Revenons aux sujets cruciaux, voulez-vous ?